KASPER W. Card., L’Evangile de la famille
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KASPER W. Card., L’Evangile de la famille, Paris, Cerf, 2014, dans NRT 137 n°1 (2015) 146.
Ce livret contient l’exposé fait par le Card. Kasper aux membres du Consistoire extraordinaire (20 et 21 février 2014) sur la demande du pape François. Il s’agit d’apporter un fondement théologique pour la discussion et exposer des questions discutées et controversées dans l’Eglise. Ce document est intéressant car il nous offre les premiers pas d’un processus synodal en cours jusqu’en 2015. Il s’agit, comme l’écrit l’auteur, d’une « ouverture musicale qui présente le thème, en espérant qu’à la fin nous sera offerte une symphonie, un accord de tous, même des voix partiellement dissonantes dans l’Eglise » (p.12). Le titre est évocateur non d’une doctrine mais d’un essai de retour aux sources. « L’Evangile n’est pas un code législatif. Il est la lumière et la force de la vie qu’est Jésus Christ ; et il fait don de ce qu’il exige » (p.13).
Les étapes de la réflexion suivent le plan du salut. Dès la création (I), nous accueillons des indications sûres sur l’image de Dieu qu’est l’homme, qu’est la femme. Egalité de dignité dans une différence : l’être homme et l’être femme sont fondés ontologiquement dans la création : dans un don de Dieu. Dieu bénit ses créatures et « l’amour entre l’homme et la femme et la transmission de la vie sont inséparables » (p.23). « Parler de la paternité responsable (…) signifie que Dieu confie à la responsabilité de l’homme et de la femme ce qu’il peut de plus précieux : la vie humaine » (p.24). Le cardinal rappelle à ce propos le numéro 50 de Gaudium et spes. De plus, selon Gn 1,28, l’homme « doit être le berger du monde et faire de la création un monde où l’homme puisse vivre dignement » (p.25). Le rapport entre l’homme et la femme renvoie toujours au-delà de lui-même. La famille « est la communauté fondamentale et vitale de toute la société. Elle est l’école d’humanité et des vertus sociales » (p.26). « L’évangile de la famille est en même temps un Evangile pour le bien-être et la paix de l’humanité » (p.27).
Des structures de péché (II) sont apparues et demeurent dans la vie de famille (p.29 à 33). Sans parler de péché personnel, le texte décrit sobrement les conséquences de l’éloignement de Dieu : aliénation entre l’homme et la femme dans la honte, aliénation des femmes et des mères dans la naissance et la douleur de l’éducation, aliénation du rapport entre l’homme et la nature et le monde. Des aliénations et des conflits apparaissent aussi au sein de la famille : envie, querelle, meurtre, guerre fratricide, infidélités. L’aliénation la plus fondamentale est la mort et toutes les puissances de mort qui sévissent dans le monde. La famille, comme l’Eglise, est aussi et encore un « hôpital de campagne » (p.32).
Jésus est né dans l’histoire d’une famille (III). Il s’est exprimé à propos du mariage et de la famille (Mt 19,3-9) et se réfère au plan originel de Dieu. Il est le Sauveur de toutes les réalités. L’exigence du mariage est une grâce : « Elle doit être donnée à l’homme : elle est un don de la grâce » (p.36). Jésus « ramène le divorce à la dureté de cœur » (p.36). Il dit une bonne nouvelle : « l’alliance conclue par les époux est entourée et portée par l’alliance de Dieu qui garde encore sa consistance, même si le lien humain fragile de l’amour devient plus faible et même meurt » (p.37). La doctrine de l’indissolubilité est un Evangile – une bonne nouvelle -, une parole définitive et une promesse qui demeure valable pour toujours » (p.38). A la suite de Jésus, Paul parle d’un mariage « dans le Seigneur » (1 Co 7,39). Dans la lettre aux Ephésiens, il affirme que « l’alliance entre l’homme et la femme devient désormais un symbole réel de l’alliance de Dieu avec les hommes qui a trouvé son accomplissement en Jésus Christ » (p.40). La famille comme l’Eglise se trouve toujours sur le chemin de la conversion et du renouvellement, sur le chemin qui va de la croix à la résurrection. « En vertu de la loi du développement, la famille est appelée à croître toujours plus profondément dans le mystère du Christ (FC 9, 34). Cette loi du développement me semble une chose très importante pour la pastorale du mariage et de la famille. Elle ne signifie pas un progrès de la loi, mais une croissance progressive dans la compréhension et la réalisation de la loi de l’Evangile qui est une loi de liberté (Jc 1,25 ; 2,12) » (p.41). En français, c’est une nouvelle manière d’exprimer la loi de gradualité tant discutée en théologie morale. Dans cet ordre de la rédemption, « la prière commune, le sacrement de la pénitence et la célébration commune de l’eucharistie sont une aide pour fortifier le lien du mariage que Dieu a noué entre les époux » (p.42). Le mariage et la famille sont aussi un symbole eschatologique. Les noces terrestres sont à considérer aussi en lien profond avec le célibat choisi ou subi.
Nous nous trouvons dans une crise, mais l’Evangile de la famille se concrétise dans l’« Eglise domestique » (IV). En elle, il est possible de le vivre de façon nouvelle. C’est pourquoi, il faut parler de la famille comme Eglise domestique. L’Eglise est familia Dei. « Elle doit être une maison pour tous, en elle tous doivent avoir le droit de se sentir chez eux, comme dans une famille » (p.45). Avant l’ère constantinienne, il semblerait que l’Eglise était organisée comme des maisons, ou églises domestiques. Au Concile, reprenant le terme de Jean Chrysostome, on fait mention de l’église domestique et cette notion s’est développée dans le magistère ultérieur. Cette interprétation est propre à Kasper : considérer les communautés de base et les petites communautés etc., comme des églises domestiques ou des instruments pastoraux. Ainsi ces communautés aident-elles les anciennes structures de l’Eglise ou la famille nucléaire en crise depuis le XVIIIe. Il faudrait donc, non pas reconstituer des églises de l’Antiquité mais des « grandes familles » d’un type nouveau, un contexte familial qui va au-delà des générations « pour que tous trouvent un certain « chez eux » » (p.49). Les églises domestiques « sont une ecclesiola in ecclésia » (p.49). Une nouvelle définition est ainsi offerte à partir de la grâce baptismale. Ces églises domestiques ont à se développer en restant en communion avec l’Eglise : unité dans la diversité. Ces communautés domestiques sont appelées à s’ouvrir aux pauvres, aux gens simples et petits.« La compréhension de l’Eglise comme église domestique est fondamentale pour l’avenir de l’Eglise et pour la nouvelle évangélisation. Les familles sont les premières et les meilleures messagères de l’Evangile de la famille. Elles sont le chemin de l’Eglise » (p.52).
A propos des divorcés remariés (V), la question est cruciale et ne concerne pas seulement l’admission à la communion. Que peut faire l’Eglise devant les nouveaux liens contractés ? « Le caractère indissoluble du mariage sacramentel et l’impossibilité de conclure un deuxième mariage du vivant de l’autre partenaire sont une norme de la tradition de foi de l’Eglise qu’on ne peut pas abolir ou atténuer en se référant à une miséricorde facile et comprise de façon superficielle » (p.54). Mais miséricorde et fidélité vont ensemble. « L’homme pourra tomber aussi bas que possible, il ne tombe jamais plus bas que dans la miséricorde de Dieu » (p.55). Comment faire en Eglise sinon adopter un ton nouveau (note historique : p.55). « Un développement est-il possible qui, tout en n’abolissant pas la tradition dogmatique normative, porterait plus loin la question et approfondirait des traditions plus récentes ? » (p.56). la réponse ne peut être que différenciée.
Deux situations sont analysées. La première est celle de divorcés remariés convaincus subjectivement que leur mariage antérieur, irrémédiablement détruit, n’a jamais été valide. Il convient de rappeler que « la validité d’un mariage ne peut être laissée à la seule discrétion subjective des personnes concernées » (p.57). Mais on peut imaginer que la voie judiciaire, qui n’est pas de droit divin, ne soit plus la seule voie et que l’on trouve des procédures plus simples. Il faut donc réfléchir au caractère pastoral du chemin juridique : voir « derrière tout ce qui se passe, derrière chaque cause, des hommes et des femmes qui attendent la justice » (p.59).
La seconde n’est pas donc dans un élargissement généreux des procédures de nullité de mariage. Mais comment affronter la situation de divorcés remariés civilement et dont le mariage est bien valide. S’ils peuvent vivre la « communion spirituelle », comment sont-ils unis en vérité avec le Christ ? Et comment ne peuvent-ils pas vivre la « communion sacramentelle » ? Pourquoi les renvoyer dans un chemin extra-sacramentel ? En faisant cela, « ne mettons-nous pas en question la structure sacramentelle fondamentale de l’Eglise » ? (p.60). Kasper prend l’analogie de l’apostasie lors des persécutions et la réconciliation des lapsi, pour proposer non pas un « deuxième bateau » (deuxième mariage) » mais une « planche de salut ». « Il existait donc une pastorale de la tolérance, de la clémence et de l’indulgence » (p.62). La miséricorde ne doit pas être « une grâce bon marché qui dispense de la conversion. A l’inverse, les sacrements ne sont pas une récompense pour un bon comportement et pour une élite qui exclut ceux qui en ont le plus besoin » (EG 47) (p.63). Entre rigorisme et laxisme, le chemin de conversion pourrait être délimité par plusieurs critères que le cardinal énonce (p.63). Il ne s’agit pas d’une voie large mais plutôt au sens évangélique d’un chemin étroit, nécessaire et bon pour éviter « pire ». Ce chemin suppose la discretio, c.à.d. le chemin médian et responsable de la juste mesure » (p.65).
Pour le cardinal Kasper, « la famille est l’avenir. Pour l’Eglise, elle est le chemin vers l’avenir » (p.68). L’excursus qui accompagne cette conférence est intéressant à plus d’un titre. Mais il suppose un débat et une recherche. Il traite brièvement de la « foi inclusive », de « la pratique de l’Eglise ancienne » et propose un mode de procéder : « Que pouvons-nous faire » en 4 étapes qui ont fait et feront l’objet de nombreuses discussions.
En conclusion, ce discours n’est pas exhaustif mais il nous offre clairement des pistes de réflexion et de débats. Notons le peu de références aux interventions des papes Paul VI et Jean-Paul II et l’élargissement du concept d’église domestique à toute communauté fraternelle ecclésiale. Les crises sont évoquées sans référence explicite à des péchés personnels et l’articulation entre le septénaire et l’Eglise sacrement n’est pas approfondie. Les pistes d’approfondissements sont bien tracées et accessibles à un large public.
Alain Mattheeuws s.J.