LA LIBERTE SE FORTIFIE DANS LE DON DE SOI
Les Exercices spirituels : un carrefour « logique » et « spirituel » pour la liberté humaine
Plusieurs anthropologies philosophiques peuvent être appelées à témoigner que « l'homme dépasse l'homme », qu'il n'est pas pure « matière » et que son destin ne se limite pas aux frontières du monde visible. Que l'homme puisse vivre une aventure spirituelle n'est pas limité aux frontières de l'Eglise catholique. Malgré le matérialisme ambiant et les évolutions culturelles, il reste bien souvent reconnu comme un être d'esprit, qui transcende le temps par son esprit, qui met « un ordre » non seulement dans l'histoire, mais aussi dans l'espace qui lui est confié (cf. l'écologie et les problématiques de la responsabilité planétaire, le retour du religieux) : la matière acquiert un sens grâce à lui, même si elle a un « être », une consistance qui peut lui résister et un sens qui lui est donné par le Créateur, connu ou inconnu.
Que l'homme soit un être d'esprit est essentiel non seulement à sa définition, mais à sa vie et à son bonheur. Les manifestations de son être peuvent être multiples, reconnues plus ou moins universellement. Ses puissances – mémoire, volonté, intelligence – attestent ce travail de l'esprit qu'il est. Les manifestations de ce qu'il est, restent toujours « dépendantes » de sa liberté. Pour certains existentialistes, il doit passer de l'existence à l'être. Pour d'autres philosophes, ce qu'il est, devient et se manifeste dans l'histoire. L'homme a une histoire ; les animaux non. Il faut pouvoir attester la vérité de ces paroles de l'Ecriture : « Et Dieu souffla sur lui une haleine de vie » (Gn 2,7). L'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu est radicalement différent de l'ensemble du créé. Par ailleurs, l'Ecriture dit aussi, par l'apôtre Paul : « l'Esprit saint se joint à notre esprit pour crier : Abba, Père ». Que l'homme soit spirituel, est non seulement un donné de fait, mais aussi de raison. D'autres peuples, d'autres cultures, d'autres religions peuvent en témoigner.
Nous allons nous centrer sur cette capacité qu'il est de se donner « librement ». Comment expliciter cette évolution de la « personne-don » qu'est l'être humain et comment la décrire autrement que sous la formalité de « l'histoire du salut ». Ce faisant, nous relirons la logique immanente de la liberté à l'intérieur du chemin que sont les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola.
I. Une aptitude à se donner dans et par le temps
L'homme « ne peut se trouver que par le don désintéressé de lui-même » (GS n°24,3). Le chrétien reçoit de se trouver dans le passage initiatique à l'intérieur du corps du Christ. Le baptême est le signe particulier non seulement d'appartenance à ce corps (social, ecclésial, mystique), mais de plongée personnelle dans ce corps pour une même sainteté à travers des chemins parfois si différents. La grâce du baptême est décisive pour la foi et pour la croissance spirituelle. Il convient donc de la garder présente à chaque moment des Exercices. Cette filiation « divine » qui consacre un changement ontologique et un état « une fois pour toutes » est déterminante pour la liberté humaine.
Par la réception du baptême et des autres sacrements de l'initiation chrétienne, la grâce elle-même explicite et renouvelle de l'intérieur l'humanité créée. Nous entrons dans la famille chrétienne qui est l'Eglise. L'initiation chrétienne est une initiation à la personne du Christ qui déploie son corps en nous et nous fixe une mission, un ordre dans le corps de l'Eglise. L'acte de ce passage est fixé dans le temps. Il nous dit un autre rapport au temps : décisif, définitif aux yeux de Dieu et de son Eglise. Cette nouveauté est à garder en mémoire durant le processus des Exercices. Le temps « souple et précis » fixé par Ignace dans les Exercices est-il un ami, un allié de l'homme ou bien son ennemi et le destructeur de ses potentialités ?
Cette identification à la personne du Christ, ce passage par sa mort pour renaître en lui, est à la fois un acte du Dieu sauveur et une réponse de l'homme. Comme tout sacrement, le baptême est un signe dans le temps : il y a un avant et un après du baptême. Dans le même mouvement, il fait entrer l'homme dans l'économie du salut, c'est-à-dire dans un temps humain, transfiguré, où les figures de l'éternité et la présence divine sont bien réelles. Ce type de communion en Eglise, sur terre et au ciel, est propre au croyant. La durée inaugurée par cet instant, cette plongée en Christ, est un temps nécessaire, gracié, utile, fécond pourvu que la liberté y consente. C'est la manière dont l'homme, librement, se donne et vit en confiance ce nouveau temps, qui assure ce temps d'une saveur d'éternité et d'une portée salvifique. Pécheur, le chrétien l'a été et l'est : mais il est toujours « situé » dans l'après du pardon. C'est le fondement de sa gratitude et de son abandon à la puissance divine.
Ainsi, déjà dans l'économie sacramentelle (particulièrement latine), la grâce baptismale se déploie-t-elle dans le temps : par la Confirmation et l'Eucharistie. Ce déploiement est significatif d'une histoire sainte. Le processus sacramentel de l'initiation terminé, la grâce prend encore le temps de se déployer dans l'être humain. Ce déploiement peut subir des éclipses ou des temps intenses de renouveau ou de revitalisation. Quelle est la signification positive de ce déploiement ? Dit autrement, l'aventure spirituelle n'est jamais celle d'un instant : elle est toujours dans une durée. L'élection (le choix d'un état de vie : mariage ou le célibat consacré) peut surgir brusquement à partir du choix de Dieu , peut s'avérer décisif dans tel lieu déterminé et en réponse à une indication précise de Dieu, il n'en reste pas moins que cette élection prend corps dans le temps : elle attend le plus souvent une « confirmation ». Le temps sacramentel en témoigne, l'expérience du peuple élu ou de chaque homme nous le rappelle : quand Dieu parle, c'est pour entrer dans notre histoire et pour y demeurer. N'est-il pas venu chez les siens pour y être reconnu (Jn 1) ?
La formation du cœur prend du temps. La place des institutions ne peut pas faire abstraction de la personne : « En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d'une vie sociale, est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » (GS n°25). Celles de nos contemporains également. Comment assumer cette « durée » dans une vie humaine ? Dans la patience des jours ? Dans les « consolations et les désolations », dans les acquiescements de la liberté ou ses refus ? Le temps est-il un allié, un ami de nos réflexions ou rêvons-nous quelque part d'un « kit » du chrétien, de l'évangélisateur, du prêtre « bon à l'emploi » rapidement ? Une des médiations déterminantes de la présence divine est le temps. Il faut lui trouver une signification . Tous, nous espérons pouvoir dire à la première personne, un jour du temps : « ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi » (Gal 2,20).
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