Qui est-il cet embryon ?

mardi 8 septembre 2009
par  Alain Mattheeuws

Qui est-il cet embryon ? Qu’est-ce que ce « corps embryonnaire » ?

De nombreuses questions bioéthiques passent par ce « carrefour » où notre intelligence et notre cœur sont convoqués pour élaborer une réponse à cette apparente énigme du statut de l’embryon. S’il ne s’agissait que d’un matériau biologique, purement extérieur à notre corps et étranger à la symbolique humaine, nous pourrions l’utiliser à bon escient pour de multiples usages en gardant à l’horizon le désir de faire le bien. Mais s’il est « autre chose » à la fois de plus proche et de plus lointain que nous, la manière de le traiter devient un carrefour éthique incontournable et décisif pour nous et pour l’humanité. Est-il une fin ou un moyen pour notre réflexion, pour notre recherche, pour notre agir ? Représente-il un « autre » que nous, égal en dignité, malgré les apparences corporelles fort différentes qu’il revêt pour l’œil humain et malgré toutes les considérations socioculturelles qui traversent l’histoire humaine et notre temps ? Les réflexions ne manquent pas, dans des langages et dans le respect de sciences différentes.

Pourquoi ne pas prendre le langage de la théologie pour cerner son mystère et l’approcher ? Comment en effet rendre compte ultimement qu’un nouvel être humain puisse surgir dans l’univers sinon par un acte créateur de Dieu lui-même ? L’infiniment grand comme l’infiniment petit appartiennent au Créateur qui est présent au mystère de ses créatures. « Mes os ne t’ont pas été cachés lorsque j’ai été fait dans le secret, tissé dans une terre profonde. Je n’étais qu’une ébauche et tes yeux m’ont vu » (Psaume 139, 15-16). Le Seigneur n’est-il pas immanent à toute chose, et certainement à tout être vivant ? Pour le chrétien, la Création est un acte gratuit de Dieu. Dieu fait alliance avec ce qu’il crée : il établit un lien personnel et gracieux entre l’être humain et lui. 0 son origine, tout être humain est précédé d’une bienveillance divine qui le fait être et vivre, qui le met en alliance avec Dieu lui-même. Le Concile Vatican II s’exprimait ainsi : « L’homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même » (Gaudium et spes n°24). Le pape Jean-Paul II, quant à lui, exprimait ainsi cette assurance : « La conception et la genèse de l’homme ne répondent pas seulement aux lois de biologie, elles répondent directement à la volonté créatrice de Dieu, c’est-à-dire à la volonté qui concerne la généalogie des fils et des filles des familles humaines. Dieu « a voulu » l’homme dès le commencement et Dieu « veut » l’homme comme être semblable à lui, comme personne. Cette volonté est « don gratuit » de l’existence à ce qui n’existait pas : un être humain appelé à être et à vivre « à l’image et à la ressemblance » (Gn 1, 27) de son Dieu, connu ou inconnu. Cet homme, tout homme, est créé par Dieu « pour lui-même » ».

Cette volonté de Dieu n’est ni un concept, ni une idée, ni une loi des hommes ni l’expression de désirs complexes. Nulle part, au ciel ou sur la terre, il n’existe de mini-embryons, de pré-embryons, de créatures potentielles, des âmes en stock prévisionnel pour d’éventuelles conceptions et procréations. L’amour de Dieu pour ses créatures est personnel. Sa puissance créatrice s’inscrit dans l’histoire humaine à travers des libertés humaines. Cette puissance accompagne donc, et même est intérieure aux actes humains qui permettent la conception d’un nouvel être humain. Que ce soit de manière immanente à l’union des époux, de l’homme et de la femme, ou dans les processus engagés par un biologiste qui opère la fécondation d’un ovule et d’un spermatozoïde, Dieu est là, de manière discrète et dépassant les images que nous pouvons en avoir. Dieu n’est pas à côté des actes de l’homme qui font surgir un nouvel individu humain. Il n’y a pas non plus comme un « no man’s land », de temps ou d’espace, où sa « présence » serait « absence ».

Dieu est bien présent dans l’histoire : il est toujours présent au « corps embryonnaire » qui se forme sous la responsabilité d’autres êtres humains. Il se laisse comme « touché », « guidé » par les personnes qui conçoivent un embryon, qui mettent les conditions à la fois corporelles et spirituelles à la conception d’un nouvel être humain. Les événements et les actes humains peuvent varier suivant les décisions libres d’un couple, d’un médecin. Mais dès que le « corps embryonnaire » paraît, quels que soient les modalités de son surgissement, nous avons l’assurance que Dieu s’est engagé dans ce corps. Notons l’originalité de l’expression « corps embryonnaire » : ce n’est plus uniquement un vocabulaire scientifique ni une affirmation dogmatique que suggère la réflexion ecclésiale. Il s’agit du « corps embryonnaire » d’un être humain de notre espèce. Dieu est présent à l’intime du corps car « Le corps est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps » (1 Co 6,13). Nous ne savons pas « saisir » l’instant de cet engagement d’alliance, mais lorsque nous en prenons conscience, nous saisissons que Dieu n’est pas « ailleurs ». Il est présent au mystère du « nouveau-conçu ».

Il assume de manière paternelle le « corps embryonnaire » de l’être humain, tel qu’il est. N’est-il pas parfois marqué par le handicap, les mutations génétiques, des défaillances chromosomiques, des faiblesses protéiques, des défauts physiques majeurs qui hypothèquent son temps de vie sur la terre ? S’il est de l’espèce humaine, le « corps embryonnaire » est le terme d’un acte créateur et aimant de Dieu : ne serait-il pas même habité de la présence de Dieu ? C’est pourquoi il mérite le respect inconditionnel dû à tout être humain. Les mots qui le qualifient (zygote, morula etc.) décrivent l’état du processus vital, dessinent les étapes de son développement, mais ne disent pas la radicalité du mystère de son être.

De même la manière dont il a été conçu, peut être variée, maladroite ou immorale : elle ne nie cependant pas sa réalité personnelle en train de se développer et de s’exercer petit à petit, elle n’oblitère pas la dignité qui lui est propre et qu’on ne peut pas nier sans le blesser et sans nous blesser dans notre dignité d’homme. Il est bon de comprendre la mesure de toute conception humaine pour essayer de correspondre à ce qui surgit ainsi comme « tout neuf ». Ainsi, il est normal pour l’anthropologie chrétienne, d’affirmer que le « berceau anthropologique » de l’être humain ne peut pas être n’importe quel acte. A la bonté de l’acte créateur doit correspondre la bonté d’un acte d’amour conjugal, d’un homme et d’une femme liée par une promesse d’amour. A la bonté et à l’innocence d’un nouvel être humain doivent correspondre la beauté et la grandeur d’un acte conjugal « posé par amour ». Si l’homme et la femme sont créés « à l’image et à la ressemblance » de Dieu, il est bon qu’ils posent les gestes corporels et sexués propres à accueillir tout nouvel être humain qui sera lui-aussi « à l’image et à la ressemblance » du Créateur.

Cette logique interne de l’amour créateur est inscrite dans l’histoire des corps humains personnels. Respecter le corps de l’être humain, à tous les âges de la vie, c’est toujours honorer la promesse de l’alliance. Toucher le corps de l’homme, c’est toucher l’homme car le corps, c’est la personne déjà visible. Le corps garde et manifeste l’être personnel au-delà des mesures du temps que nous pouvons en faire (l’instant « t » de l’animation ?). Sans les mots du corps, que saurions-nous de « celui qui vient d’être conçu » et aussi de ceux qui l’ont conçu ? Le « corps embryonnaire » nous dit l’existence d’un mystère personnel que nous avons à appréhender toujours par la raison et par le cœur, sans pouvoir mettre la main totalement sur lui. Si la grammaire et le vocabulaire du corps changent suivant les âges de la vie, ce n’est pas une « pauvreté » ni une « défaillance » : c’est une richesse liée à la personne dont l’histoire est sacrée depuis les premiers instants de son existence jusqu’à sa disparition à nos yeux de chair, à sa mort.

L’interprétation de ce qu’est la personne en son corps ne peut pas être réduite à des critères purement scientifiques ou même philosophiques. La personne se dit « en son corps », mais nous avons, en toute liberté, à saisir qui elle est à tout instant, sans la réduire aux apparences qu’elle donne d’elle-même. Dès sa conception, l’être humain nous rappelle une vérité : l’homme ne se réduit pas aux apparences qu’il donne de lui-même. Son corps dit qui il est, mais renvoie toujours à celui et à ceux qui lui ont donné « corps dans l’histoire ». Son corps renvoie également à Celui qui le lui a offert car notre corps nous rappelle toujours que nous ne sommes pas à l’origine ultime de notre être. L’embryon dit toujours, en son corps tel qu’il est et tel qu’il se développe, une « totalité intérieure et extérieure » plus grande que ce que nous pouvons en percevoir. Cette richesse qui définit son mystère, dit « déjà », pour qui sait « voir et comprendre », qu’il est une personne. Le « corps embryonnaire » dit toujours plus que ce que nous en voyons.

Alain Mattheeuws s.J.
Professeur de Théologie morale et sacramentaire
Institut d’Etudes Théologiques
Bruxelles